HUMILITÉ

Glennallen, Alaska - 12/07/2016

L'Alaska est « l'un des derniers écosystèmes où l'Homme n'est pas l'élément dominant1 ».

 

Jamais, avant notre arrivée en Alaska, notre vigilance n'a été aussi aiguë. Évoluer en territoire grizzly, c'était au début, comme avancer à tâtons, les sens constamment en éveil. Mais, cette appréhension, somme toute exagérée, s'est progressivement transformée en réelle humilité. En fait, ce gros mammifère plantigrade est un des plus grands carnivores terrestres. Parfois curieux, parfois farouche, parfois indifférent, parfois agressif, il est, comme disent les alaskans, « nulle part et partout ». Nul n'est en mesure de prédire une rencontre, ni même l'issue de celle-ci. Les autochtones ont beau vivre avec l'ours au quotidien et être accoutumés à sa présence, d'aucun s'empresse de nous rappeler les conseils de base et les attitudes à adopter. Ici, le conseil le plus récurrent est de posséder un « gun », autrement dit : une arme à feu ! Cela peut faire sourire, inquiéter ou mettre en colère, mais vous replace indubitablement dans une position de vulnérabilité.

 

Nous avons beau avoir lu des tas de choses sur le grizzly, l'animal reste à nos yeux une nébuleuse lointaine. Nous l'avons aperçu quelques fois, au loin, du bord de la route. Ayant toujours respecté son espace vital, nous n'avons jamais été inquiété. Mais, rouler – certes au milieu de nulle part – parmi les pick-up, les camping-cars et autres camions est une chose radicalement différente d'une nuit en tente, dans le bush, à l'écart des axes routiers. La nuit, la forêt est vivante et vous regarde de ses yeux sombres. L'ouïe devient votre seul contact avec le monde du dehors et chaque bruit vous attire dans les abysses de l'angoisse. Mais, les monstres de l'enfance, qui refont alors vite surface, font partie de vous-même. Ces créations de l'esprit ont été alimentées par les légendes, les contes, le cinéma et la télévision. C'est en l'acceptant que l'on peut réussir à apprivoiser le silence. La nuit n'en devient que plus sereine.

Connaître son environnement est un bon moyen d'apprivoiser ses peurs primaires. De guide spécialisé en site internet, nous avons préparé notre arrivée en Alaska, en nous documentant un maximum sur la « bête féroce » qui hante les terres du nord de l'Amérique. Loin d'être des spécialistes, nous avons réuni les informations intéressantes dans des fiches « mémo », qui nous aident à différencier les différentes espèces d'ours, à reconnaître leurs traces et à repérer leurs habitats et la nourriture qu'ils affectionnent en fonction des saisons. Ces fiches nous rappellent aussi les différents comportement à adopter en cas de rencontre. Sans chercher à entrer dans la psychose, nous essayons simplement de respecter les précautions de base qui permettent d'éviter les rencontres fortuites. L'ours est ici chez lui et nous ne sommes que des intrus de passage. Nous ne voulons pas le déranger et cherchons donc à rester à notre place.

 

Les ours évitent généralement le contact avec l'être humain, mais il est préférable de le prévenir de notre arrivée. La plupart des attaques interviennent quand une mère protège ses petits ou quand un ours à été surpris, au détour d'un chemin ou de derrière un buisson. N'ayant pas eu le temps d'identifier l'humain qui l'a débusqué, il charge en réponse à l'attaque dont il a l'impression de faire l'objet. Afin d'être identifiés, de loin, et de laisser le temps à un ours de prendre la fuite avant notre arrivée, nous portons des clochettes, parlons constamment sur la route et chantons parfois. Dans les passages étroits, ou dans les virages serrés, nous actionnons nos klaxons.

 

Le choix du lieu de campement se fait toujours scrupuleusement, afin d'éviter les zones de passage et de repos de l'animal. Traces de griffes sur les arbres, poils et excréments que nous avons appris à reconnaître, souches déchiquetées, pierres retournées ou fourmilière à proximité nous amènent à déduire la présence, plus ou moins récente, d'un ours.

 

Nous cuisinons toujours à plus de cent mètres du campement, en prenant garde à la direction du vent. Nous suspendons nos affaires de toilettes, médicaments et nourriture dans des sacs anti-odeur dans les arbres. Celui choisi doit être suffisamment haut (4 mètres) pour que les grizzlis ne l'atteignent pas en se dressant sur leurs pattes arrières et suffisamment loin du tronc (3 mètres) pour que les ours noirs, excellents grimpeurs, ne puissent les attraper. Avant d'aller nous coucher, nous vérifions toujours nos poches et les salissures de nos vêtements. En effet, l'ours, qui possède l'un des flairs les plus développé du règne animal, peut sentir un emballage vide, une trace de dentifrice ou une cacahuète dans une poche, à plusieurs kilomètres.

La vigilance est devenue un automatisme. Loin d'être une contrainte, cet ensemble d'actes quotidiens est, pour nous, cyclorandonneurs, le seul moyen de vivre sereinement auprès des ours. Connaître cet animal qui se trouve au sommet de la chaîne alimentaire (au-dessus même de l'homme), nous permet de partager l'espace avec lui, en lui laissant toute la place dont il a besoin. En retour, nous croyons vraiment que l'ours peut nous faire une place dans son milieu. Dès lors, nous pouvons l'observer à distance et immortaliser des instants de vie sauvage, qu'aucun zoo n'est en mesure de donner. A force de côtoyer son univers, l'ours a fait disparaître en nous une peur primaire tout en forçant le respect.

 

Les Tourne Sol'

 

1 Doug Peacock, Mes années grizzly, collection (ED, Année), page.

Les photos de la Denali Highway :


UN FLOT DE RÊVES

Cantwell, Alaska - 26/06/2016

Nous venons de franchir la barre symbolique des mille premiers kilomètres et semblons doucement quitter la civilisation. Anchorage la grande et les autoroutes qui la desservent ne sont désormais plus qu'un mauvais souvenir.

Les alaskans se concentrent le longs des quelques routes qui sillonnent le pays. Nous n'avons donc jamais été réellement « paumés » depuis notre départ d'Anchorage. Chaque petite cité recèle tout le confort moderne et les services qu'un américain, digne de ce nom, serait en droit de réclamer. Nous avons donc régulièrement trouvé sur notre route des stations service avec épicerie et restauration, des supermarchés, des aires de camping aménagées, des parking avec toilettes, des McDo, des Subways, etc. Mais depuis quelques jours les petits bourgs et les chemins annexes, menant à des propriétés arborant un fier NO TREPASSING, se raréfient de plus en plus. Le trafic commence lui aussi à s'essouffler. C'est à croire que le mont Denali s'efforce de tenir l'homme à distance de ses contreforts escarpés.

Par chance pour nous, curieux observateurs à deux pattes, la montagne sort brutalement d'un plateau à 690 mètres d'altitude, pour venir toucher les cieux, du haut de ses 6190 mètres. La proéminence de 5500 mètres de sa face nord, en fait, de loin, une montagne plus élevée que l'Everest (proéminence de 3600 métres). Pour la petite histoire, la montagne portait depuis plus d'un siècle le nom d'un ancien président des Etats-Unis, William McKinley. En 2015, elle a officiellement été rebaptisée de son nom traditionnel en langue amérindienne : Denali, « celui qui est haut ».

Nous l'observons depuis quelque jours, par-dessus les arbres et les collines, dominant la large vallée de la Susitna. Accompagné du mont Foraker (5304 mètres) et de plusieurs sommets à plus de 4000 mètres, le Denali écrase tous les alentours de sa majesté. C'est ici, le roi des cieux. Son sommet est, pour nous, une promesse d'aventure et de contemplation.

 

Nous sommes au seuil de la célèbre Denali Highway, une piste de graviers – qui n'a d'« autoroute » que le nom – perdue dans la solitude de la toundra et des pics enneigés. Les choses sérieuses vont enfin commencer. Finis la belle asphalte, les terrains plats et les aires de camping ! Désormais nos lourds chargements traceront un sillon éphémère dans le chemin sablonneux, nos organismes souffriront de la rude épreuve de la montagne et le bivouac s'établira au milieu de nulle part, sans toilettes, sans eau et sans boîte à ours ! Mais le « bush » ne nous effraie pas et nous sommes finalement soulagés de laisser derrière nous le vacarme assourdissant du trafic infernal. Seward, Sterling, Glenn et Parks highways...des noms bruyants qui résonneront à jamais dans nos têtes !

Nous nous dirigerons demain vers l'Alaska profonde et sauvage. La Denali Highway est quasi inhabitée. Elle traverse des terres désolées sur plus de deux cent kilomètres, au cœur de l'Alaska Range, la plus haute chaîne de montagnes de l'Amérique du Nord. A notre vitesse d'escargot, nous aurons bien le temps de nous imprégner de l'isolement de la « dernière frontière ». Nous rêvons de la poussière éparse de nos montures, dispersée au gré du vent. Nous rêvons d'alpages arctiques entourés d'arêtes rocheuses et de dômes immaculés. Nous rêvons d'une palette de couleurs pastels digne d'un tableau impressionniste. Nous rêvons du hurlement des loups sous le soleil de minuit. Nous rêvons de hardes de caribous innombrables foulant le permafrost d'une vallée boréale. Nous rêvons d'un grand orignal au somptueux panache se découpant sur la neige d'un sommet. Nous rêvons d'observer, au loin, une mère grizzly mettant fin au supplice d'un vieux bison, sous les yeux attentifs de ses oursons affamés. Nous rêvons aujourd'hui de ce que demain nous vivrons.

 

Le jour nouveau commence toujours par l'accomplissement d'un rêve. Et le jour finit toujours sur un rêve nouveau. Telle est la vie du grand voyageur. Son itinérance est un torrent animé par un flot de rêves.

 

Les Tourne Sol'

Les photos du Parc National de Denali

Les photos d'Anchorage au Parc National du Denali


LA PARENTHÈSE ENCHANTÉE

Homer, Alaska - 02/06/2016

Maintenant nous y sommes. Les terres d'Alaska, tellement rêvées, sont désormais sous nos pieds. Nous foulons, depuis deux semaines déjà, le sol des Inuits et des trappeurs du Grand Nord. Sous nos yeux défilent les forêts boréales, les arêtes déchiquetées et les flancs immaculés de montagnes enneigées, des rivières à saumon et des lacs glaciaires aux eaux turquoises, que nous n'avions longtemps admirés que par objectif interposé. Notre regard peut désormais embrasser toute l'immensité de cette terre « lointaine » - qui ne l'est finalement plus. Nous y sommes et choisissons de savourer chaque instant, tant nous avons conscience que notre présence ici est éphémère.

Nous en sommes déjà à six orignaux, observés du bord de la route, trois ours noirs, des dizaines de pygargues à tête blanche, quelques marsouins, des loutres de mer se laissant dériver au gré de la houle du Pacifique, des cormorans noirs et des milliers d'autres oiseaux marins, s'accrochant aux falaises d’îlots reculés.

 

Nous sommes aujourd'hui à Homer, surnommée la « fin du voyage ». Le petit port de pêche gardant l'entrée de la fabuleuse baie de Kachemak, au sud-ouest de la péninsule de Kenai, est la capitale mondiale de la pêche au flétan. La petite ville est réputée également pour son « spit » de 7,2 kilomètres de long, une longue bande de sable s'avançant dans la baie. Elle fait face aux fjords du Parc National de Kenai, sublime massif de montagnes enneigées, dans lequel l'océan s'engouffre en une multitude de bras de mer. Quelquefois, des glaciers viennent se jeter au fond de ces fjords abrupts et verts, offrant un paysage unique et merveilleux.

 

Nous dormons depuis trois nuits dans une cabane de rêve avec vue sur la baie. Pour y accéder, il faut d'abord traverser la propriété de Debby et Charlie, tout aussi idyllique, à mi-chemin entre un chalet de montagne et un temple tibétain. Le terrain est en pente marquée, vers la mer et un petit bois accroché à la falaise. Il faut descendre quelques marches en pierre, traverser une passerelle, puis ouvrir un « portail » - ou plutôt un assemblage de branches taillées aux formes étranges, descendre de petits escaliers en bois, suspendus comme des échelles et enfin s'engouffrer entre les buissons pour voir apparaître la cabane enchantée;

Perdue entre les arbres, cette petite cabane sur pilotis, semble sortir d'un conte. D'un côté, la végétation s'ouvre sur la baie. De la terrasse ensoleillée, l'on peut entendre les vagues mourant sur la plage de galets, à quelques mètres en contrebas de la petite falaise. Le chant des oiseaux se mêle au cri strident des pygargues qui frôlent parfois de leurs ailes, le toit de la maisonnette. De l'autre côté, la végétation est plus dense, comme un semblant de forêt vierge. Une partie des pilotis de la cabane repose sur une eau sombre et stagnante, dormant sous un toit de branches feuillues. D'aucun croirait y voir apparaître un alligator, à l'affût d'une proie encore insouciante. De ce côté s'ouvre la porte de la cabane aux fenêtres bleues, roses et jaunes. Faite d'une pièce principale avec mezzanine, elle est chauffée, en son centre, par un vieux poêle à bois en fonte. L'intérieur, sobre et simpliste, invite pourtant au voyage et à la rêverie. Les coquillages, galets et morceaux de bois torturés, posés en vrac sur le rebord des fenêtres, partagent l'affiche avec des crânes de loutres de mer, des bougies et des petites statuettes. Plus haut, assemblages de plumes et mobile faits-main agrémentent une décoration de cabane d'enfants, au gré d'objets glanés ça et là, sur la plage et dans les bois alentours. Près d'une petite table en bois rustique, un fauteuil en osier, garni de coussins usés, attend chaleureusement son hôte, au coin de la pièce, près du poêle. Sous la mezzanine, un grand lit douillet, des portes manteaux et une échelle en bois, posée contre le mur. Celle-ci permet d'accéder au lit supérieur et de jouir ainsi de toute la chaleur de la maisonnée.

Mais, le clou du spectacle est, sans aucun doute, la vue offerte par les deux grandes fenêtres s'ouvrant sur la baie de Kachemak. De la petite table, posée sous les fenêtres, l'on peut observer les loutres de mer se faisant dorer la fourrure sur l'eau et les bateaux de pêche croisant au loin, devant le panorama des fjords. Parfois, le chanceux aperçoit une baleine...

 

Nous touchons du doigt le jardin d’éden. Ce paradis perdu, trouvé au bord de l'océan Pacifique, a quelque chose de surréaliste. Le temps semble y suspendre son cours, les oiseaux y suspendre leur vol. Nous sommes comme en apesanteur, avant de reprendre notre vol. Car, bien sûr, nous repartons bientôt, de l'air frais plein les poumons, des images plein les yeux. Nous repartons ressourcés, comme ayant bu la sève du monde.

 

Les Tourne Sol'

Les photos de la péninsule de Kenaï